9
Non-axiomes.
La sémantique traite de la signification des significations, ou de la signification des mots. La sémantique générale traite des rapports du système nerveux humain et du monde extérieur, et par suite elle englobe la sémantique. Elle constitue une méthode d’intégration pour toute pensée et toute expérience humaine.
Il y eut un silence. Le Disciple paraissait le regarder, car maintenant la masse d’ombre restait immobile. La brève, intense angoisse de Gosseyn commença à s’atténuer. Il regarda son ennemi d’un œil vif, et, rapidement, son attitude se modifia.
En fait, que pouvait le Disciple contre lui ?
Prudemment, Gosseyn détourna un instant les yeux pour enregistrer le reste du tableau. S’il devait y avoir une bataille, il désirait se trouver dans la position la plus favorable.
Leej restait figée à sa place, le corps rigide, les yeux toujours anormalement agrandis. Pendant le moment très court où son attention se fixa sur elle, il nota que le flux nerveux qui la caractérisait témoignait d’une angoisse permanente. Cela pouvait se rapporter exclusivement à elle-même, mais Gosseyn ne le pensa pas. Son destin était trop étroitement lié à celui de Gosseyn. Il élimina toute possibilité de danger de ce côté-là.
Ses yeux se posèrent sur la porte du couloir qui menait à la salle de contrôle. Là, une fraction de seconde, il cessa de voir le Disciple. Il reprit aussitôt sa position première, mais il savait ce qu’il voulait savoir. La porte était trop loin et ça l’obligeait à trop se retourner pour la voir.
Gosseyn commença à reculer vers le mur derrière lui. Il se mouvait lentement. Diverses pensées lui traversèrent l’esprit, diverses possibilités de danger. Yanar. Le Prédicteur, constata-t-il après un vif sondage de son cerveau second, se trouvait encore dans la chambre de contrôle. Des vibrations hostiles naissaient en lui.
Gosseyn sourit. Il se rendait très bien compte de quelle façon Yanar pourrait lui faire beaucoup de mal à un instant critique. De mémoire, il visualisa le mur derrière lui, qui possédait les fentes de conditionnement d’air exigées par son dessein. Il se tourna légèrement de côté, de façon que le doux courant d’air lui frappât directement le dos, et là, un talon calé contre le mur, il se fixa en position d’attente.
Ceci fait, il examina son ennemi d’un œil observateur.
Un homme ? Difficile de croire qu’une forme humaine puisse devenir si nuageuse, si impalpable. La masse d’ombre restait informe. Gosseyn vit, maintenant qu’il l’observait plus attentivement, qu’elle vacillait un peu. Sous ses regards fascinés, elle se modifia et s’estompa sur les bords, pour se retendre comme si la matière brumeuse se gonflait sous une pression venue de l’intérieur.
Prudemment, Gosseyn sonda cette épaisseur gazeuse. Il restait prêt à annuler les énergies potentielles.
Mais il n’y avait rien.
Il attendit le petit répit habituel nécessaire à la photographie d’un objet. Toujours rien. Pas d’image.
Pas d’image normale, c’est-à-dire. Le cerveau second enregistrait la présence d’air. Mais l’ombre elle-même ne donnait rien.
Il se rappela les paroles de Leej, et que le Disciple serait un individu déphasé. D’après d’autres remarques, il supposait que l’homme savait le moyen de se déphaser dans le temps. En quelque sorte, pas dans ce temps-ci. Présent, mais pas dans le présent.
Soudain, il se rendit compte que son postulat reposait sur quelque chose de beaucoup plus hasardeux que ça. Il avait admis que Leej savait ce qu’elle disait.
Et où aurait-elle pris l’idée que le Disciple fût hors de phase ? Mais dans la propagande même du Disciple ! Ni elle ni les Prédicteurs ne possédaient le moindre sens critique, au moins du point de vue scientifique. Les Prédicteurs fondaient leur science sur les îles. Ainsi, dans leur naïveté, ils admettaient les affirmations mêmes du Disciple.
— Leej !
Gosseyn parla sans la regarder.
— Oui ? dit-elle tremblante.
— Avez-vous jamais vu le Disciple à l’état d’homme, et sans son maquillage ? conclut-il, sardonique.
— Non.
— Connaissez-vous quelqu’un qui l’ait vu ?
— Oh ! oui. Yanar, et bien d’autres. Il a grandi depuis son enfance, vous savez.
Un instant, Gosseyn fut effleuré par l’idée que Yanar et l’ombre ne fissent qu’un. Yanar, dans la salle de contrôle, manipulant son mannequin sombre.
Mais il la rejeta. Les réactions de l’homme, tant internes qu’externes, restaient sans envergure. Le Disciple, c’était autre chose.
Comment le Disciple opérait-il, impossible d’en juger sur l’apparence. Mais autant valait éliminer les suppositions de gens qui ignoraient en fait la vérité.
Gosseyn attendit.
Un index mental, en lui, hésitait sur la détente nerveuse qui déverserait les quarante mille kilowatts de la dynamo dans la retraite du Disciple, à travers l’espace, dans la substance d’ombre. Mais il n’appuya pas. Cette fois, il ne voulait pas forcer la décision.
Il n’attendit pas longtemps. Une voix profonde et sonore jaillit du vide d’ombre.
— Gilbert Gosseyn, je vous offre l’association.
À un individu qui se ramassait pour un combat à mort, ces mots firent presque l’effet d’une bombe.
Il s’adapta rapidement à la situation. Il restait déconcerté, mais son scepticisme disparut. En fait, Leej l’avait préparé à quelque chose de ce genre. Lui racontant la visite du Disciple pendant sa période d’inconscience, elle le décrivait comme un individu qui préférait se servir des gens plutôt que les tuer.
Intéressant, mais pas convaincant, qu’il se soit décidé pour une offre à parts égales…
Gosseyn ne demandait qu’à se laisser convaincre.
— Entre nous, dit la chose d’ombre de sa voix puissante, vous et moi pourrions dominer la galaxie.
Gosseyn dut sourire, mais d’un sourire désagréable. Le mot « dominer » semblait mal calculé pour gagner la confiance d’un individu élevé selon ses méthodes.
Mais il ne répondit rien. Il voulait tout entendre en faisant le moins possible de commentaires.
— Naturellement, dit l’ombre, je vous avertis que, si vous deviez vous révéler moins puissant que je ne le crois, vous seriez le cas échéant confiné à un rôle de subordonné. Mais actuellement, je vous offre la pleine association, sans conditions.
Ironique, Gosseyn pensa que c’était bien là le langage thalamique. Sans conditions, naturellement !
Aucun doute là-dessus, on s’attendait qu’il prêtât la main aux desseins du Disciple. Les gens ont tendance à projeter leurs propres espoirs, leurs propres désirs, si bien qu’un plan personnel devient le plan. Prochaine étape : des menaces sanglantes.
— Si vous refusez, dit la voix sonore, vous et moi serons des ennemis et vous serez détruit sans merci.
« Et voilà, se dit Gosseyn, cynique. Tous les symptômes de la névrose sont en place. »
Il avait dû faire une analyse correcte. Le silence s’établit dans la pièce. Une fois de plus, pendant un bref instant, il n’y eut que la course du vaisseau à travers le ciel nocturne sur les ailes de l’énergie magnétique.
De toute évidence, il fallait répondre.
Que devait-il dire ?
Sans détourner les yeux, Gosseyn vit Leej se diriger prudemment vers un fauteuil. Elle y parvint et poussa un soupir audible en s’y laissant tomber. Ceci amusa doucement Gosseyn qui se reprit tandis que le Disciple continuait de sa voix d’acier :
— Alors ?
Une amorce de décision commençait à s’élaborer chez Gosseyn, à demi déterminé à éprouver la force de l’autre. L’éprouver sur-le-champ. Mais tout d’abord, autant de renseignements qu’il pourrait en recueillir.
— Où en est la guerre ? dit-il pour temporiser.
— Je prédis une victoire sans réserve d’Enro d’ici trois mois.
Gosseyn dissimula sa surprise.
— Vous voyez réellement la victoire ?
L’hésitation fut si minime que Gosseyn, ensuite, se demanda s’il ne l’avait pas imaginée.
— Parfaitement, dit l’autre avec fermeté.
Pas possible d’accepter ça puisque le cerveau second n’entrait même pas en ligne de compte dans cette évaluation. La possibilité fort admissible d’un mensonge fit Gosseyn de nouveau sarcastique :
— Pas de flou ?
— Aucun.
Il y eut une interruption de Leej, qui remua. Elle s’assit et dit, d’une voix claire :
— Ça, c’est un mensonge. Je peux prévoir tout ce que peuvent prévoir les autres. Et il est difficile de prévoir en détail plus de trois semaines à l’avance. Et même ainsi, ça reste dans certaines limites.
— Femelle, tiens ta langue !
Leej rougit violemment.
— Disciple, dit-elle, si vous ne pouvez pas vaincre avec ce que vous avez réellement de puissance, vous êtes pratiquement fini. Et ne croyez pas un instant que je me sente obligée d’obéir à vos ordres. Je ne désire pas, je n’ai jamais désiré votre victoire.
— À la bonne heure ! dit Gosseyn.
Mais il se rembrunit et nota mentalement un point dont il reparlerait. Les paroles de Leej laissaient entrevoir une collaboration antérieure avec le Disciple.
— Leej, dit-il sans la regarder, y a-t-il du flou dans les semaines qui viennent ?
— Il n’y a rien du tout ! répondit-elle. C’est comme si on avait tout supprimé. Le futur est vide.
— Peut-être, dit le Disciple d’une voix douce mais sonore, est-ce parce que Gosseyn est sur le point de mourir.
Il ajouta très vite :
— Mon ami, vous avez cinq secondes pour vous décider.
Les cinq secondes s’écoulèrent en silence.
Gosseyn avait prévu trois sortes d’attaques possibles. D’abord, le Disciple pourrait essayer d’utiliser contre lui la puissance du vaisseau de Leej. Il découvrirait très vite que cela resterait sans effet. En second lieu et plus probablement, il s’adresserait peut-être à une source d’énergie de sa retraite puisque c’était là sa base d’opérations. Non moins vite, il s’apercevrait de son inefficacité. Enfin, il pouvait faire appel à une source extérieure d’énergie. Auquel cas, Gosseyn espérait qu’elle opérait dans l’espace et non selon les lois de la similarité.
Si elle se transportait dans l’espace, le dispositif monté par lui la détecterait et son cerveau second serait alors en mesure de la similariser sur l’onde porteuse des tubes.
Ce fut une combinaison de l’ensemble. Un distorseur et une source d’énergie électrique puisée à la retraite. Gosseyn perçut la brusque rétrogradation du courant de la dynamo de 40 000 kilowatts. C’est ce qu’il attendait, à quoi il était prêt. Il y avait dans son cerveau second des « commutateurs » qui, une fois réglés, fonctionnaient plus vite que n’importe quel commutateur électrique.
Le seul problème, avec sa méthode particulière d’action sur la matière et l’énergie, c’est qu’il fallait relativement un certain temps pour « établir le schéma initial ». L’impulsion elle-même était automatique. Toute la puissance de la dynamo reflua, non comme l’entendait le Disciple, dans un souffleur, mais conformément aux directives du cerveau second. D’abord, Gosseyn la laissa se vider, inoffensive dans le sol, en l’une des zones mémorisées sur l’île. Il désirait que le Disciple prît conscience que l’attaque ne se déroulait pas conformément au plan.
« Un, deux, trois », compta-t-il délibérément ; et sans plus attendre, il la similarisa dans l’espace contigu à la forme d’ombre.
Il y eut un éclair de flamme plus blanc que le soleil.
La matière obscure l’absorba sans effort. Elle encaissa jusqu’au dernier watt, et résista, tremblotant un peu, mais sans rien d’anormal. Elle tenait.
Le Disciple dit alors :
— Il semble que nous arrivons à une impasse.
Cette réalité s’imposait à Gosseyn, trop conscient de ses déficiences propres. Sans y paraître, Gilbert Gosseyn était ridiculement vulnérable. Une décharge inattendue, d’une source de puissance non encore prise en main par lui, et il périrait.
Que sa conscience se transporte alors dans un corps de dix-huit ans, qu’il subisse une continuité d’existence apparente, ceci ne modifierait en rien le sens de sa défaite. Ce n’est pas un adolescent qui sauverait la galaxie. Qu’un ou plusieurs gosses de dix-huit ans se mêlent un peu trop de tout cela, et des gens plus âgés et plus puissants, comme le Disciple, les éloigneraient de la scène.
Il transpirait. Une fraction de seconde, il eut l’idée de tenter quelque chose encore jamais tenté. Mais il l’élimina presque aussitôt. La puissance atomique n’était qu’une des formes d’énergie qu’il pouvait contrôler grâce à son cerveau second. Mais le savoir possible et le faire réellement, ceci constituait deux aspects entièrement différents du problème.
Dans cet espace restreint, le rayonnement atomique risquait d’être aussi dangereux pour l’utilisateur que pour l’adversaire.
— Je pense (et la voix du Disciple coupa le fil de ses pensées) que nous ferions mieux de nous entendre. Je vous avertis que je n’ai pas encore utilisé toutes mes ressources.
Gosseyn le croyait volontiers. Il suffisait que le Disciple fît appel à une source d’énergie extérieure pour vaincre instantanément dans ce combat tendu et meurtrier. Au mieux, Gosseyn pourrait battre en retraite sur l’île du Disciple. Oui, il s’en fallait d’aussi peu qu’il fût repris ignominieusement.
Pourtant, il n’osa pas utiliser la puissance atomique de la pile en action dans la retraite.
Il fit la célèbre pause cortico-thalamique et se dit consciemment : « Il y a dans cette situation plus de choses qu’il n’y paraît. Aucun être ne peut encaisser quarante mille kilowatts sans sourciller. Par suite, je suis en train de faire une identification. Il y a une explication de cette forme d’ombre qui dépasse mes connaissances personnelles en physique. »
Mais aux immenses connaissances de qui faisait donc appel le Disciple, qui avouait lui-même ne pas savoir grand-chose de tout cela ?
Mystère aussi profond que celui que posait l’existence même d’un être comme le Disciple.
La silhouette d’ombre rompit le silence.
— J’admets, dit-il, que vous m’avez pris par surprise. La prochaine fois, j’opérerai selon des bases différentes.
Il s’interrompit.
— Gosseyn, pouvez-vous considérer la possibilité d’une association ?
— Oui, mais selon mes conditions.
— Quelles sont-elles ? demanda l’autre après une brève hésitation.
— D’abord, vous utiliserez les Prédicteurs contre Enro.
— Impossible, dit sèchement l’autre. La Ligue doit s’effondrer et la civilisation doit perdre sa cohésion le plus tôt possible. J’ai une raison très particulière d’exiger la création d’un État universel.
Gosseyn se souvint avec déplaisir d’avoir déjà entendu ça. Il se raidit.
— Au prix de cent milliards de morts, dit-il. Non, merci.
— Je suppose que vous êtes un non-A, railla l’autre.
Inutile de le nier. Le Disciple connaissait l’existence de Vénus, son emplacement, et pouvait sans doute ordonner sa destruction à n’importe quel moment.
— Je suis un non-A, reconnut Gosseyn.
Le Disciple dit :
— Et si je vous disais que je serais préparé à admettre un État universel non-A ?
— J’hésiterais à prendre ceci comme un fait.
— Et pourtant, je pourrais l’envisager. Je n’ai pas eu le temps d’examiner en détail cette philosophie non-aristotélicienne, mais, si je comprends bien, c’est une méthode scientifique de pensée. Est-ce correct ?
— C’est une façon de penser, dit prudemment Gosseyn.
La voix du Disciple contenait une note méditative lorsqu’il reprit la parole.
— Jamais encore, dit-il, je n’ai rencontré de raisons de craindre la science en aucun de ses domaines. Je ne peux pas avoir besoin de commencer maintenant. Eh bien, voici : accordons-nous tous deux quelque réflexion sur ces problèmes. Mais à notre prochaine rencontre, il faudra vous décider. Dans l’intervalle, je vais essayer de vous interdire toute mise en œuvre extérieure de l’énergie de cette planète.
Gosseyn ne dit rien et, cette fois, le silence dura. Lentement, la forme d’ombre commença à se dissiper.
Malgré la clarté régnante, il était difficile de dire quand disparut la dernière trace.
Un moment d’attente, et la dynamo de la retraite du Disciple se mit à perdre de la puissance. Trente secondes, et le flux s’arrêta.
Un autre moment, et la pile stoppa. Presque au même instant, l’énergie magnétique de la retraite tomba à zéro.
Le Disciple avait astucieusement raisonné ; même s’il ne soupçonnait pas toute la vérité, il venait de prendre une mesure aussi efficace que si elle résultait d’une analyse précise et complète des faits.
Seule l’énergie magnétique du vaisseau restait à la disposition de Gosseyn.